> « Deep Sentinel (TM) System », dans L’Arca International, n° 176, 2024 (détail)
C’est une revue d’architecture internationale n’hésitant pas à présenter des projets hautement technologiques qui m’a incité à mener l’enquête sur le projet Deep™ et son énigmatique sentinelle des profondeurs.
J’avais déjà croisé sur internet des images de ce projet que j’imaginais virtuel comme nombre d’architectures de pixels, mais la publication de L’Arca International a éveillé mon intérêt. Je reproduis ici, la courte description qu’en fait la revue architecturale bimestrielle publiée à Monaco, en français, italien et anglais :
« La base sous-marine du Système Sentinel™ est un tout nouveau mode de vie et de travail sous-marin. Le Système Sentinel™ de DEEP est configurable à l’infini, entièrement personnalisable, et s’adapte parfaitement aux installations de courte durée ou semi-permanentes, jusqu’à environ 200 mètres de profondeur.
En permettant la fabrication, le transport, l’installation, l’entretien, la récupération et la réinstallation d’habitats sous-marins modulaires, le système Sentinel™ est à la fois sûr, efficace et économique. » (p. 12)
Cette courte description est précédée d’un argumentaire soulignant la richesse et l’importance de la « zone épipélagique » accueillant « 90 % de la vie marine », et qu’il serait donc souhaitable d’étudier systématiquement, c’est-à-dire au-delà des « simples incursions depuis la surface ». Tout lecteur attentif de Cousteau, Sténuit et d’autres pionniers des années 1960, retrouve ici un argumentaire d’exploration et de colonisation pacifique qui s’appliquait hier à la conquête du « plateau continental ».
À première vue, il semblerait qu’il n’y ait rien de nouveau sous (ou sans) le soleil, sinon que le projet Deep Sentinel™1 défend un principe de modularité, ainsi qu’une implantation de son ensemble habité jusqu’à la profondeur de 200 mètres sous l’eau.
Rappelons que le Précontinent III de Cousteau s’est arrêté à 100 mètres en 1965, que le Sealab III de Bond a frôlé les 190 mètres (et la catastrophe) en 1969, tandis que seuls les Soviétiques ont envoyé leur habitat-submersible Bentos-300 à 300 mètres sous l’eau, en 19662. D’autres records de plongée profonde ont été battus, notamment par les plongeurs de la Comex, mais sans habiter sous la mer puisqu’ils faisaient alors appel à des tourelles de transfert et à des caissons hyperbares installés en surface.
Essentielle durant les années 1960, cette conquête des grands fonds s’est finalement estompée au profit de l’utilisation d’engins robotisés capables de remplacer les humains dans les environnements extrêmes. Les derniers projets d’habitats subaquatiques se sont alors limités à des profondeurs plus accessibles à des plongeurs désirant observer ou intervenir dans des espaces plus hospitaliers. Ils s’inscrivent ainsi dans la lignée des habitats développés par l’architecte Jacques Rougerie. Influencé par les belles images numériques illustrant l’article de L’Arca International, on pourrait s’attendre à ce que Deep Sentinel ne soit qu’un concept théorique ou un projet virtuel, semblable à ceux que suscite le concours international d’architecture de la Fondation Rougerie.
Pour en avoir le cœur net, il faut donc visiter le site web WWW.DEEP.COM, qui est affiché bien en évidence à côté du titre de l’article de revue d’architecture3. Classiquement, ce dernier s’ouvre sur une animation vidéo montrant l’ensemble habité immergé dans un bleu abyssal et survolé par des engins futuristes. Un habitat modulaire y apparaît constitué de cylindres verticaux et horizontaux, et doté de larges ouvertures éclairées qui laissent voir les silhouettes de ses occupants. Tandis qu’un bandeau s’affiche sur l’image avec le slogan suivant : « Making Humans Aquatic » ! Apparemment, nous sommes ainsi revenus à l’Homo aquaticus cher à Cousteau.
> Page d’accueil du site web www.deep.com >
Il faut donc poursuivre notre enquête en explorant la suite de la page web qui propose de mieux comprendre la « Mission », le « Sentinel System », les « Submarines », mais aussi le « DEEP Institute », les « Expeditions », les « Advanced Manufacturing » et, enfin, le « Campus » de Bristol en Angleterre, où travaille l’équipe qui conduit ce projet. Au-delà des belles images numériques diffusées dans les médias, nous comprenons que nous avons affaire à une entreprise de grande ampleur.
> Maquette numérique de la Deep Sentinel
En allant voir ce que Deep.com dit de sa « mission », nous pouvons être surpris par une nouvelle animation vidéo dans laquelle un hélicoptère survole… une forêt dense. On y découvre une personne hélitreuillée afin de pénétrer dans cet environnement pour l’explorer brièvement avant de remonter dans son hélico. L’image est intéressante en ce qu’elle nous fait comprendre ce que serait notre connaissance d’un milieu terrestre inconnu si nous ne l’appréhendions qu’au moyen d’incursions ponctuelles. Suit une autre vidéo, sous-marine celle-là, qui revendique le développement de technologies permettant une « exploration de nos océans [qui soit aussi] omniprésente que l’exploration terrestre l’est aujourd’hui ». Ces technologies font bien évidemment référence à la Deep Sentinel montrée de nouveau, mais renvoient également à une approche plus globale ou holistique, en allant de l’esprit (« soul ») aux sous-marins (« subs ») et aux « habitats ».
> Schéma résumant l’approche de Deep
Enfin, la présentation de la mission se termine par la célèbre citation du président J. F. Kennedy suggérant un possible retour des humains au sein de la mer :
“…we have salt in our blood, in our sweat, in our tears. We are tied to the ocean. And when we go back to the sea, whether it is to sail or to watch it we are going back from whence we came.”
John F. Kennedy, America’s Cup Dinner, September 14, 1962
Si nous poursuivons la navigation sur le site web de Deep, nous y retrouvons des images numériques de l’habitat Sentinel montré sous tous angles possibles et imaginables, mais aussi présenté comme le prolongement sinon l’aboutissement des maisons sous-marines produites au cours des décennies 1960-1970.
> Deep Sentinel dans l’histoire des maisons sous la mer
Ainsi, ce schéma inscrit l’ambitieux programme Sentinel dans l’histoire récente de la colonisation pacifique du fond des océans, dans une démarche parfaitement assumée et validée par un de ses témoins4.
Pour autant, à cette étape de sa présentation internet, le projet semble encore très virtuel, tout en mobilisant d’impressionnantes animations simulant son déploiement et parcourant ses aménagements intérieurs. Ses principes de conceptions sont également décrits en insistant sur sa flexibilité, sa modularité, ses facilités de déploiement, son indépendance vis-à-vis de la surface, sa polyvalence atmosphérique5 et, bien sûr, quant à l’habitabilité de cette spacieuse maison sous la mer.
Si l’on est fort impressionné par toutes ces riches images numériques, il faut aller plus loin pour essayer de comprendre le degré d’avancement (ou de faisabilité) d’un tel projet.
Bien qu’elle s’ouvre sur une image assez fantomatique d’un véhicule subaquatique déjà aperçu sur les animations vidéos de Sentinel, la rubrique « Subs » laisse une plus large place à la réalité. On y croise une photo de technicien offshore scrutant la surface de la mer, ainsi que des vues de hangars, de robots ou d’humains au travail. Si ces activités de conception et de prototypage de ces engins semblent tout à fait palpables, la page web nous apprend que « DEEP travaille sur une gamme de sous-marins préconfigurés et les annoncera dans les mois à venir ». Des engins pouvant même être achetés, partagés ou loués.
Mais, pour entrer pleinement dans la réalité de Deep, il faut visiter les pages consacrées à sa R&D revendiquant la maîtrise de l’ensemble du cycle de vie de « produits sous-marins », avec l’appui d’un Institut susceptible de former des plongeurs, des opérateurs et des océanautes. Une autre façon de comprendre le projet consiste à consulter la page qu’il consacre à ses expéditions. On peut y lire onze portraits de « plongeurs de classe mondiale », de « plongeurs techniques », de « pilotes submersibles » et autres « opérateurs offshores expérimentés ». Deep présente ainsi un ensemble de « submersibles et [un] équipage [qui] ont été déployés à l’appui d’études environnementales majeures et de productions médiatiques de premier ordre »6.
Au-delà des images, ces dernières rubriques donnent à voir la vie réelle et l’activité concrète d’une entreprise Deep7, qui fait de la recherche-développement, qui produit des petits engins d’exploration subocéanique, qui forme des plongeurs professionnels et des techniciens offshores, et surtout, qui porte un ambitieux projet d’habitat sous-marin susceptible d’unifier ce système.
Affichée sur son site web, la revue de presse de Deep nous offre trois passionnants articles du magazine Oceanographics. Dans ces pages, Kirk Krack, responsable de la plongée, décrit son travail de formation de plongeurs professionnels à vocation scientifique, en s’inspirant de ce qu’à pu faire la NOAA, ou même la NASA dans le domaine spatial. Un autre article interroge Dawn Kernagis, actuelle directrice de la recherche scientifique de Deep, qui a elle-même participé à la mission NEEMO8 conduite par la Nasa au moyen de la maison sous-marine Aquarius. La scientifique valide évidemment la comparaison entre Deep et l’agence spatiale américaine, tout s’inspirant du programme de la Station spatiale internationale. Enfin, un dernier interview de Rick Goddard, directeur de production, et de Harry Thompson, responsable de la fabrication avancée, détaille les spécificités techniques de Sentinel. Au-delà du programme de plongée ou de recherche, ces deux ingénieurs rendent compte de l’avancement d’un projet qui a dépassé le stade de la maquette numérique, pour s’incarner en une maquette grandeur nature (échelle 1:1) qui peut être visitée et testée par les scientifiques et plongeurs travaillant sur le campus de Deep.
> Vue extérieure de la maquette la Deep Sentinel in: Ocenographics
On apprend ainsi que l’habitat Sentinel offre un volume habitable de 450 m³, qu’il contient 6 chambres individuelles et d’autres espaces communs largement ouverts sur le milieu sous-marin. L’originalité de cet habitat tient donc à sa taille et à sa modularité, mais également au mode de fabrication de sa coque par impression 3D ; un procédé de fabrication qui en fait la plus grande structure fabriquée de manière additive. Enfin, ces constructeurs évoquent, sans le dater précisément9, le programme de production de cette vaste maison sous-marine qui pourra être testée sur le site près de Bristol, puis à travers plusieurs missions se déroulant à des profondeurs croissantes.
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Entrevu dans les méandres du Net avant d’être poussé sur le devant la scène (architecturale) par le court article de L’Arca International, le projet Deep Sentinel™ semble tenir son ambitieuse promesse. Si la communication visuelle et corporate du programme semble parfaitement maîtrisée, en accord avec les valeurs entrepreneuriales de notre époque, il n’en semble pas moins engagé dans une démarche plus globale, visant à rendre les humains plus aquatiques, dans un esprit qui ne déplairait pas aux pionniers de ces démarches qu’ont été Cousteau ou Rougerie.
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1 Soit une marque commerciale que je renonce à invoquer à chaque instant.
2 J. W. Miller & I. G. Koblick, Living and Working in the Sea, Van Nostrand Rheinhold, 1984, p. 310-312 ; voir aussi quelques images de Bentos-300.
3 Comme d’autres avant et après elle, cette publication architecturale semble s’être limité au communiqué de presse ou aux premières infos disponibles sur le site Deep.com.
4 Notamment par une citation de John R. Clarke qui a fait partie de l’US Naval Medical Institute et travaillé sur la physiologie de la plongée.
5 Possibilité de fonctionner avec une atmosphère interne équivalente à celle de la surface (comme dans un sous-marin fermé) ou bien équivalente à la pression extérieure (afin de faciliter les sorties).
6 La présentation des expéditions de Deep fait explicitement référence à une mission Nekton qui s’est déroulée aux Maldives avec l’appui d’un mini sous-marin d’exploration.
7 Le statut précis de Deep n’est pas explicitement indiqué sur son site web, mais l’enquête n’est pas terminée…
8 NEEMO pour NASA Extreme Environment Mission Operations.
9 Sinon en 2027, la seule date qui revient régulièrement dans les propos de ces protagonistes du projet Deep.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Christophe Camus (14 juin 2024). La mystérieuse sentinelle des profondeurs. Habiter et construire sous la mer | HCSM. Consulté le 11 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11txc