> Détail d’un dessin de Précontinent II
Toujours occupé, quand cela est possible1, par l’écriture au plus long cours d’un essai sur Cousteau, architecte ?, c’est-à-dire du célèbre marin, plongeur, parfois vu comme un océanographe, examiné sous l’angle de sa production de « maisons », je veux revenir sur deux images qui s’y rapportent…
En effet, l’écriture est très souvent une occasion de prolonger la recherche, un moment où l’on cherche tout en écrivant. C’est ainsi qu’en travaillant à l’écriture de mon essai sur Cousteau, j’ai eu besoin de compléter mes informations sur deux protagonistes de cette histoire : l’ancien officier de Marine Jean Alinat et le maquettiste-dessinateur Jean-Charles Roux, tous deux collaborateurs proches de commandant. Entre internet et ma bibliothèque, ces recherches m’ont conduit à m’arrêter sur deux images.
Trouvée sur un site web consacré aux officiers de la « Royale », la première photo illustre une note biographique consacrée à Alinat (et écrite par Franck Machu), qu’elle montre en train de dessiner en faisant face à Cousteau, tous deux à bord de la Calypso.
> J. Alinat et Cousteau sur le pont de la Calypso
La belle maîtrise du dessin technique révélée ainsi par la photo de l’officier de Marine nous laisse penser qu’il aurait pu jouer un rôle déterminant quant au design des maisons sous la mer. Nous y reviendrons.
Trouvée au même moment, la seconde image est issue d’un des nombreux ouvrages narrant les aventures de la Calypso. Racontant La Vie et la mort des coraux, le livre signé Diolé et Cousteau2, se termine par un glossaire où nous trouvons une entrée « Précontinent II », joliment illustrée par un dessin non signé, mais qu’on retrouve souvent accompagné de la signature de Jean-Charles Roux, comme nous le verrons plus loin.
> Ph. Diolé, J.-Y. Cousteau, La Vie et la mort des coraux, p. 296 (Glossaire)
Cette belle vue générale des différents équipements du village sous la mer Rouge exprime tout l’art de Roux qui donne une forme originale et particulièrement photogénique à la maison et à ses dépendances.
Alors ? Quid de l’architecture dans cette histoire. Qui est vraiment l’architecte de cet habitat aux formes biomorphiques ? Le plus simple serait de considérer que la conception en revient à Cousteau, comme nous tentons de le faire dans l’ouvrage que nous sommes (encore) en train d’écrire…
Sans prétendre résumer le propos du livre3, signalons qu’il vient questionner l’imagination architecturale et la réalisation de véritables « maisons » subaquatiques par Cousteau et son équipe. Inscrit dans la continuité de mes recherches sur ces questions, j’y revendique une approche plus essayiste que scientifique, car il est évident que Cousteau ne peut être assimilé à un architecte et, pire, que mes précédentes tentatives de rapprochement de ces deux termes m’ont attiré les foudres d’architectes jaloux de leurs titres et de leurs prérogatives, et déclarant sans sourciller que le marin ne peut pas avoir fait d’architecture puisqu’il n’est pas architecte —c’est-à-dire diplômé et inscrit à l’Ordre qui règne sur cette discipline.
Toute recherche pourrait donc s’arrêter là. Mais, mon entêtement me conduit à remettre en question cet ordre trop bien établi, et surtout intellectuellement stérile. Face à ce type de réaction, j’adopte donc la posture de l’essayiste avec sérieux. Posture qui s’adapte aussi aux difficultés d’accès aux archives de Cousteau, mais qui permet surtout de questionner différemment ses rapports à l’architecture.
Résolument, j’avance l’hypothèse que le fait que d’avoir imaginé, ou conçu au sens du design ou de l’architecture, des maisons subaquatiques pourrait presque faire de Cousteau, un architecte. Et pour mieux comprendre les rapports de Cousteau à l’art de bâtir, je m’intéresse à la manière dont le producteur d’images animées conçoit et dessine divers équipements et engins destinés à aller voir ce qui se passe sous la surface de l’eau4.
Dans certains de ses documentaires (Le Monde sans soleil en 1964 ou L’Aventure précontinent en 1966), on peut même observer le marin adopter des poses d’architecte pour décrire l’installation, ou bien pour expliquer les missions de Précontinent II et III.
On peut également revenir à l’époque où le marin réfléchit avec ses compagnons de plongée, Frédéric Dumas et Philippe Tailliez, à la forme qu’il faudrait donner au bathyscaphe FNRS II. Un exercice conceptuel mené par des marins aguerris qui anticipent l’esprit marin que Cousteau revendique ensuite, lors des discussions entourant la construction de la sphère habitable de Précontinent III.
Dans ce dernier exemple, comme dans la plupart de ces situations de conception, Cousteau n’agit pas seul, mais s’appuie sur les techniciens et les ingénieurs de son bureau d’études (l’OFRS puis le CEMA). Des officines où on peut rencontrer l’ingénieur André Laban, mais également Jean Alinat ou Jean-Charles Roux, deux incontournables protagonistes de la réalisation des habitats du programme Précontinent.
Si Cousteau endosse aisément le rôle du visionnaire qui a imaginé la soucoupe plongeante aussi bien que les premières maisons sous la mer, on peut se demander qui, de Alinat ou de Roux, leur a donné des formes si architecturées.
Il est difficile de trancher ce débat.
Rappelons seulement que le générique du film Le Monde sans soleil, crédite Alinat de la conception de ces maisons…
> Générique du film Le Monde sans soleil (1964)
… cela, tandis qu’un certain nombre de dessins et de plans d’aménagement de ces mêmes maisons portent la signature d’un Roux « architecte d’intérieur sous-marin » (sic).
> Signature d’un plan d’aménagement de Précontinent II
Apparemment contradictoires, ces deux énoncés ou ces deux attributions d’une certaine paternité conceptuelle du projet Précontinent II ne doivent pas nous surprendre.
En effet, comme nous avons pu le constater dans nos précédentes enquêtes autour d’architectures construites sur la terre ferme, il est assez courant qu’une agence d’architectes, qu’un bureau d’étude d’ingénieurs ou, surtout, qu’un maître d’ouvrage politique ou privé, en viennent à revendiquer la paternité d’un même projet. Les ingénieurs pensent qu’ils rendent parfois constructible le projet architectural. Tandis que les maires ou les dirigeants d’entreprises se vivent souvent comme des bâtisseurs n’hésitant pas à minimiser le rôle qu’a pu jouer tel ou tel architecte dans leurs projets, à moins bien sûr qu’ils aient fait appel à un starchitecte dont l’intervention mérite alors d’être soulignée, et mise à leur crédit5.
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Assurément maître du générique de son grand film, Cousteau a privilégié l’ingénieux officier de marine qu’il a résolument crédité de la conception de ses maisons.
Nous ne pourrons pas revenir en arrière pour éventuellement réhabiliter le rôle fondamental qu’a pu jouer Roux, son « artiste numéro 1 »6, mais nous aurons démontré que nous sommes bien en présence d’une situation architecturale assez classique et, en définitive, plutôt ressemblante à celles qu’on peut rencontrer sur la terre ferme.
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1 En effet, la recherche ou le blogging scientifique sont souvent parasités par d’autres activités liées à la bureaucratie de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je n’y coupe pas, même si j’essaie de m’en préserver. Citons l’indépassable David Graeber sur cette question, justement :
« C’est plus ou moins ce qui se passe dans les universités du monde entier.
L’explosion de la paperasse résulte directement de l’introduction des techniques de management des entreprises, qui sont toujours justifiées comme des moyens d’accroître l’efficacité, en instaurant la concurrence à tous les niveaux. La traduction pratique de ces méthodes de management est invariablement la même : tout le monde finit par passer le plus clair de son temps à s’efforcer de vendre aux autres des choses – propositions de bourse ; projets de livre ; […] évaluations sur nos collègues [etc.]. », D. Graeber, Bureaucratie, 2015, p. 159.
2 Ph. Diolé et J.-Y. Cousteau, La vie et la mort des coraux, Flammarion, 1971, voir le Glossaire, p. 296.
3 Nous indiquons, ci-après, les grandes lignes des principaux chapitres qui structurent cet essai.
4 Ce que j’ai fait dans un de mes premiers articles sur ce sujet : C. Camus, « Dessiner pour habiter sous la mer », Exercice(s) d’architecture #6, janvier 2018.
5 Sur ces questions d’architecture plus ordinaire, voir mon livre : C. Camus, Mais que fait vraiment l’architecte ?, L’Harmattan, 2016.
6 Selon les mots de Richard Murphy, conseiller de The Cousteau Society, cité par Jean-Michel Cousteau dans son hommage « In Loving Memory of Jean-Charles Roux », 2 mais 2013.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Christophe Camus (27 octobre 2024). Qui a dessiné les maisons sous la mer ? Habiter et construire sous la mer | HCSM. Consulté le 15 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12l0j